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Channel: Actualité – Coup de théâtre
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Les bananes de la distanciation

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Au fil de ses créations, Julie Timmerman trace un chemin obstiné dont l’horizon semble être, tout simplement, la vérité. Que ce soit autour de George Orwell (Words are watching you, 2011) ou de Michelet (La Sorcière, 2015), que ce soit en racontant l’histoire d’un homme (Edward Bernays alias Un Démocrate, 2016) ou d’une multinationale (Bananas, 2020), son théâtre vise toujours la même cible : les discours qui, sous couvert de lucidité, vous empêtrent dans l’illusion.

BANANAS (AND KINGS) avec Anne Cressent, Mathieu Desfemmes, Jean-Baptiste Verquin et Julie Timmerman. Crédit photo : Pascal Gely

Chemin presque tracé d’avance : c’est en préparant sa pièce sur Edward Bernays, inventeur de la propagande moderne, qu’elle a trouvé le sujet de Bananas, sa nouvelle création où l’on découvre comment, depuis  plus d’un siècle, une firme américaine empoisonne la moitié de l’Amérique Latine pour en faire un vaste et tragique champ de bananes.

Passionnante fresque historique, ce spectacle nourrit  la quête de son auteur à travers cette question, qu’il faut prendre aux sens propre et figuré : comment est-il possible d’intoxiquer si facilement le monde ?

La réponse, on s’en doute, est vertigineuse.

« Faut pas croire tout ce qu’on vous dit », lance un avocat dès la scène inaugurale de la pièce, un procès contre la firme bananière dont les pesticides ont rendu stériles des millions de paysans. Pour plaider non coupable (ou plutôt « pas responsable »), l’avocat explique sans rougir que si des hommes ont pu tomber malades, il a reste à démontrer que c’est vraiment à cause des pesticides.

Un peu plus loin dans la pièce – et en amont dans la chronologie – quand la United Fruit Company oblige ses quasi esclaves à manipuler du sulfate de cuivre qui fait bleuir et mourir, le propagandiste Edward Bernays en personne vient expliquer qu’on peut tout obtenir dès lors qu’on s’y prend bien. « La clé, c’est le doute », affirme-t-il pour résumer sa grande invention : faire croire aux gens qu’ils ne sont pas dupes au moment où ils le sont le plus. En l’occurrence, présenter le caractère mortel du sulfate de cuivre comme une superstition absurde.

Anne Cressent et Jean-Baptiste Verquin dans BANANAS (AND KINGS). Crédit photo : Pascal Gély

Comment tenir bon dans un monde où au lieu d’être synonyme de sagesse socratique, le doute en vient à desservir la vérité ? La réponse de Julie Timmerman est aussi simple que positive : exercer l’art de la mise à distance pour éveiller un peu les consciences. 

Dans Bananas, de fait, les acteurs jouent fort et vivant, mais en suivant toujours une ligne de crête qui fait qu’on voit qu’ils jouent. De même, les décors et les costumes sont savamment conçus (par Charlotte Villermet et Dominique Rocher) pour rester explicitement des instruments de jeu, mobiles et interchangeables. Enfin bien sûr, la pièce entière est bâtie sur des effets de résonances entre réalité et représentation.

Ainsi, par exemple, la mise en scène suit le dispositif d’un vaste procès où le spectateur est pris à parti comme témoin, et réciproquement : scène après scène, les procès intentés contre la firme bananière s’exhibent comme de sommaires mises en scène. Dans cet esprit, au coeur de la pièce, le coup d’Etat de 1954 au Guatemala, dénoncé comme une vaste clownerie, est rebaptisé « coup de théâtre » par ceux qui l’ont orchestré. En passant, aussi,  la question « il n’y a pas de masque ? » que pose avec une inquiétude feinte le responsable de la United Fruit Company ne manque pas de produire un joyeux sursaut dans la salle : soudain, on peut en rire ensemble, de cette mascarade des masques, désormais obligatoires jusque dans les salles de théâtre.

Cette posture esthétique et existentielle qui vise à déconstruire tout ce qui génère de l’illusion (et donc de la résignation) a été théorisée par Brecht (1898-1956). Elle tient en un mot désormais très à la mode : distanciation.

Drôle d’ironie (au minimum) quand on songe combien les consignes sanitaires baptisées « règles de distanciation » sont peu compatibles avec l’esprit critique, l’étonnement, la prise de recul.   

Raison de plus pour rappeler le vrai sens des mots. Comme le fait si bien le théâtre de Julie Timmerman.

Bananas (and Kings), de Julie Timmerman, avec Anne Cressent, Mathieu. Desfemmes, Jean-Baptiste Verquin et Julie Timmerman, au Théâtre de la Reine Blanche (Paris 18e) du 9 septembre au 1e novembre


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